Architecture et Théologie -8-

Se recueillir

19 novembre 2022

Devenir soi-même un lieu rassemblé et ouvert à ce qui vient d’en haut. Dans l’espace cela peut définir le recueillement. Dans le temps cela peut définir positivement la vieillesse.

À Stockholm, en 1958, un architecte de 70 ans s’est vu confier la construction d’une église luthérienne, qui est devenue un chef-d’œuvre dans l’histoire de l’architecture spirituelle. L’architecte n’avait plus rien construit depuis 10 ans. Il travailla dans le chantier tous les jours. L’édifice est du coup réglé moins par les dessins et les idées préalables, que par tout ce qui peut être éprouvé dans la réalité quand on construit. Comment cette église aide-t-elle à se recueillir ?

L’église luthérienne Saint-Marc, à Stockholm. Architecte : Sigurd Lewerentz

(© Andy Liffner)

 

Ombre dépouillée et incandescences flottantes

Elle est sombre. Elle a peu de fenêtres - une vraie forteresse, construite tout en briques nues. On voit sur chaque brique la trace du feu qui l’a durcie. Dans l’église, certains murs épais franchissent des vides sur de grandes portées, au point que le vide paraît aussi dense que la matière. L’ombre empêche de comprendre rapidement ce que l’on voit, elle oblige à prendre le temps, à s’arrêter. Des luminaires à la douce incandescence sont suspendus juste au-dessus de l’assemblée ; parfois ce sont de simples bougies, sensibles au moindre souffle.

La disposition de l’église semble banale. Un alignement de bancs face à un lieu de célébration. Mais en y regardant de plus près, on voit qu’autour des bancs les choses sont toutes légèrement décalées, comme si elles étaient un peu ailleurs, rangées plus loin : autel décentré, orgue et baptistère déportés, chaire et entrée à peine perceptibles... Par ailleurs certains murs ne sont pas parfaitement plans, les voûtes sont vrillées, le pavage du sol est fait parfois de carreaux brisés. Si bien que l’alignement des bancs est détaché d’un objectif fixe ou d’un cadre bien droit qui le justifierait.

 

Se rapprocher de son centre

Aucune maladresse. L’architecte aurait dit à un artisan : « Il n’y a pas que ce qui est droit qui est beau, même ce qui est tordu peut être beau ». Le vrai centre de ce lieu semble au début attaché à ce qui n’est pas tordu et que l’on voit. Mais peu à peu, à cause de l’ombre et des subtiles altérations réglées sur place pendant le chantier, le vrai centre apparaît être ailleurs ; je crois que le vrai centre ici est le cœur de la personne qui prie. L’architecture de l’église invite en effet à la prière, d’une manière qui ressemble à ce que le poète Jorge Luis Borges écrit de la vieillesse : « Tout au long de ma vie les choses furent trop nombreuses… Maintenant je peux les oublier… J’arrive à mon centre, à mon algèbre, à ma clef. Bientôt je saurai qui je suis. »*

Il m’apparaît que l’architecture de cette église nous accueille avec une composition par « récit » (je raconte, j’éclaire un objet, je donne à comprendre) et nous installe peu à peu dans une composition par « état » (je suis là, me voici). Nous nous détachons alors du récit, comme de tous ces chemins qui ont convergé vers notre centre secret et qui ne sont plus nécessaires, selon le poète, lorsque nous vieillissons. Ainsi vieillir et se recueillir se ressemblent, s’il s’agit de se dessaisir de soi pour être retrouvé.**

 

** Jorge Luis Borges, Éloge de l’ombre

** Relire Jean 3.1-21

Nicolas Westphal
Architecte - théologien

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