Luc 19.28-40 : De tout notre souffle… avant que les pierres ne crient
C’est bien une histoire paradoxale que nous offre Luc dans son Évangile.

Jésus pleure sur Jérusalem. Et dans le temps qui est là, personne n’arrive à le reconnaître : « parce [nous dit l’Évangile] qu’ils n’ont pas reconnu le temps où tu as été visitée. » Il y a de quoi, comme Jésus d’être angoissé devant la ruine prévisible de l’orgueilleuse cité de Dieu. Jésus a autant de motifs à pleurer sur son Église lorsqu’elle ne répond pas mieux que la Jérusalem d’hier à son impérative mission qui consiste à faire rayonner la paix authentique que son Seigneur lui offre. Comprenons alors la tristesse profonde de Jésus quand il voit que ceux qui ont reçu de lui le secret de la paix, et devraient le crier et le manifester en paroles et en actes, paraissent aussi inconscients que les autres…
Quand le maître devient Seigneur
Ce jour-là, Jésus accepte, à travers cet accueil triomphal, d’être reconnu comme le Seigneur : « Vous répondrez : parce que le Seigneur en a besoin. » Pour la première fois l’Évangile désigne Jésus par ce terme que nous traduisons depuis par « Seigneur ». Le kurios, le Seigneur, c’est le maître, c’est celui qui est libre par rapport à toute les formes d’esclavage, libre par rapport à tout ce qui assujettie, libre au point de pouvoir disposer de toutes choses. Jésus ne se dissimule plus, il ne se dérobe pas. Mais cet être libre n’est pas un Seigneur tel que la foule enthousiaste l’entend. Il n’est pas un chef politique, un roi qui viendrait délivrer d’un envahisseur. Il n’est pas non plus ce messie qui va annoncer la fin de l'histoire. Il est autre chose. Il est celui qui est envoyé par Dieu. Il est très exactement cette parole faites homme… Alors, si ce maître nous pouvons l’appeler messie, si nous pouvons le dire Christ, c’est parce qu’il l’est exactement au sens du serviteur dont nous parle le prophète Ésaïe, comme celui qui est chargé d’annoncer la Parole de Dieu. Comme ce serviteur qui ne sera pas écouté au point d’endurer la violence et le rejet. Mais, rajoute le prophète, à travers sa mise à mort, il interpellera finalement celles et ceux qui le voient pendu au bois, il les déconcertera, il les amènera à se poser des questions. Voilà pourquoi nous devrions comprendre que la passion ce n’est pas le jardin des Oliviers, la passion ce n’est pas Gethsémané et encore moins le Golgotha… La passion de ce maître, de ce Seigneur, de ce Christ, c’est sa vie tout entière. Et contrairement à ce que nous croyons trop souvent, il ne nous offre pas sa vie jusqu’au dernier souffle… Non, au contraire, depuis toujours il nous offre tout son souffle. Toute sa vie le Verbe fait chair nous offre tout son souffle. Il faudrait enfin que nous réalisions pleinement que s’incarner, c’est s’engager à la racine, c’est être tout entier dans son acte, tout entier à donner tout son souffle… Et du souffle il n’en manque pas. Certes Jésus s’avance vers la mort, mais c’est une victoire plus belle qu’au jour de sa naissance. Il s’avance vers la mort, mais c’est le triomphe de la liberté. À Bethléem les voix qui chantaient « Paix sur la terre et gloire au plus haut des cieux ! » venaient des hauteurs, de la sphère divine, des cieux profonds. Aujourd’hui, les voix sont humaines ; elles chantent les mêmes mots sur les routes pierreuses. « Béni soit celui qui vient au nom du Seigneur. » Ces voix chantent mieux que les anges. Mais il y a plus merveilleux encore que ces chants ; tous ceux qui sont là mettent des vêtements sur le chemin… La route est recouverte de vêtements. Le chemin est désormais humanisé. La route est à dimension de chacun de nous. Voilà pourquoi si les chants s’arrêtaient, si les foules venaient à se taire, alors les pierres du chemin feraient entendre tôt ou tard, l’appel à l’esprit de liberté insufflé dans le monde dès le premier jour de sa création. Hier, aujourd’hui, demain, là-bas, ici, partout « s’ils se taisent les pierres crieront ».
Même les pierres crieraient la Parole
Incontestablement le Fils de Dieu ne manquera jamais de témoins, la vérité ne manquera jamais de confesseurs et la Parole de souffleurs… Et s’il n’y avait plus de bouches humaines pour la proclamer, alors les pierres, elles, la crieraient. Malgré les mépris ou les anathèmes des savants, malgré les éclats de rire des moqueurs, malgré les violences des persécuteurs, le souffle du Seigneur, du Maître, du Christ ne cessera point. Ce que l’Évangile déclare, c’est que si l’humanité pouvait pousser l’ingratitude et l’endurcissement jusqu’à refuser ses hommages au Christ, la nature inanimée le confesserait à sa place. L’Évangile en appelle du silence possible des hommes au témoignage des choses. Chacun de nous se doit d’entendre le sens profond, le sens spirituel de cette parole : quand ceux que le Seigneur notre Père a doté d’une voix, d’une intelligence et d’une parole se dérobent à leur vocation d’être les témoins, c’est le monde inanimé qui se substitue.
C’est peut-être bien une manière d’avertissement pour aujourd’hui au tragique aveuglement de cette génération qui est la nôtre. La question qui nous est posée est de savoir si nous voulons laisser le dernier mot à la parole muette et terrible des pierres calcinées, des bétons effondrés et des ferrailles tordues, telles celles que nous transmettent tous les jours les médias, criant : « Malheur à ceux qui n’ont pas su reconnaître les voies de la paix. » Nous ne pouvons ni ne devons-nous taire ni retenir notre souffle. Nous ne pouvons déserter le combat indécis pour la paix sur la terre. Au nom du Prince de la paix venu pour détrôner les puissances oppressives et combler de biens les affamés, notre mission est de nous engager sans relâche dans la lutte historique pour la justice et la fraternité concrète entre les hommes… Il importe infiniment que nous soyons du nombre de ceux qui, de tout leur souffle, chantent hosanna et non pas de ceux qui se taisent en laissant crier les pierres. « Hosanna ! béni soit Celui qui vient au nom du Seigneur ! »