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70 ans de l'Amitié judéo-chrétienne

La mission de Jules Isaac

01 novembre 2018

Jules Isaac. A l’origine de l’Amitié Judéo-Chrétienne, une exigence individuelle, une aventure collective.

Sous le titre « Jules Isaac et la genèse de l’Amitié Judéo-Chrétienne » cette conférence a été donnée à Nîmes en 2011 pour la Société d’Histoire du Protestantisme, puis à Aix en 2014 pour les Amis de Dialogue, enfin à Aix toujours, revue et augmentée, et sous le titre actuel, pour la rentrée de la section aixoise de l’AJC, le 10 octobre 2018, à l’occasion des 70 ans de l’AJC.

En préalable à cette conférence je voudrais apporter une précision : en ce qui concerne l’Amitié Judéo-Chrétienne, je suis très attachée aux termes de « genèse » ou d’ « origine » plutôt qu’à ceux de « création » ou bien de « naissance », car ces deux derniers se seraient rapportés à un évènement, celui, très concret, du dépôt des statuts associatifs, permettant de dater, de déterminer un avant et un après de l’Amitié Judéo-Chrétienne.

Or, il est ici question de racines, et aussi, pour utiliser une autre image, de socle, un socle fait de réflexion, elle-même issue de constats, d’analyses, sans en exclure les émotions. Et il n’est pas indifférent que le dictionnaire Robert cite, pour définir ce qu’est une « genèse », dans le sens d’élaboration et de gestation, Albert Camus, avec l’expression : « La genèse des actions et des pensées humaines ». Et c’est bien de ceci qu’il s’agit. Esquisser le projet de Jules Isaac depuis son commencement, situer son ouvrage majeur Jésus et Israël, paru en avril 1948, à sa juste place, celle du socle évoqué plus haut, sur lequel se sont construites les convictions qui ont dynamisé les différentes initiatives ayant abouti à l’existence de l’Amitié Judéo-Chrétienne, en 1948 également, tels sont mon propos et mon souhait en cette année 2018, soixante-dix ans plus tard.

Cette double émergence, trois ans après le retour de la paix, dispose alors déjà d’un passé conséquent, dont le décor se plante dans l’histoire générale, dès mai/juin 40, avec la défaite, suivie de près des textes d’octobre (qui n’étaient pas les premiers) relatifs austatut des Juifs.

C’est ici que se trouve le nœud des engagements ultérieurs de Jules Isaac.

Jules Isaac, inspecteur général d’histoire depuis septembre 1936, est exclu de la fonction publique, contraint de se réfugier en zone non occupée : ce sera Aix-en-Provence, par la grâce de l’amitié d’un ancien condisciple au lycée Lakanal à Sceaux, Victor-Louis Bourrilly (qui décédera en 1945) alors doyen de la Faculté des lettres d’Aix.

Dans un texte rédigé en 1960 (à l’âge de 83 ans) Survol en guise d’introduction,et qui fut publié par les Cahiers du Sudau début de 1964 (comme cela l’avait été prévu par Jean Ballard, leur directeur, avec son auteur, lequel était décédé le 5 septembre 1963), Jules Isaac a évoqué le bouleversement qu’entraîna l’exclusion de 1940.

« Comment définir l’expérience bouleversante qu’il me fallut subir en ce temps, avec des milliers d’autres ? J’avais trop présumé de mon pays. Soudain me fut révélé, brutalement, que pour être français, bon français, il ne suffisait pas de l’être, pleinement, totalement, comme je l’étais, l’avais été toute ma vie ; il fallait en plus être reconnu pour tel non seulement par l’ennemi tout puissant vainqueur, mais par mes propres concitoyens dont un très grand nombre – nouveaux dirigeants, maréchal Pétain en tête avec un Maurras pour directeur de conscience – semblaient tout prêts à suivre, dans la voie d’un antisémitisme forcené, l’exemple donné par l’ennemi : n’était-ce pas l’ami-ennemi ? On ne savait plus très bien. C’est ainsi que, dès octobre […], par l’effet d’une législation inique mais aisément acceptée, strictement pratiquée, nous fûmes littéralement défrancisés, rejetés dans une catégorie nouvelle, infâmante, de pestiférés, de lépreux, condamnés sans recours à tout ce que la méchanceté, la cupidité, la lâcheté humaines, molosses déchaînés, se plairaient à leur infliger. »

Je souligne le motlépreux. En effet, en 1941, Jules Isaac tient un journal qu’il intitule Carnet du lépreux.Journal d’indignation, exutoire de sa souffrance. [Une présentation en a été faite par M.Goldenberg, président de la section aixoise de l’AJC, dans Sens (n°12/2008)].

La prise de conscience de Jules Isaac est fondamentale. En effet, il est habituel d’indiquer que la déportation des siens en octobre 1943 serait à l’origine de l’immense engagement qu’a représenté la rédaction de Jésus et Israël. Or, cet engagement a préexisté à la tragédie personnelle de Jules Isaac, réorientant son travail dès fin 1942.

Pour le comprendre, il est nécessaire de se pencher sur le parcours de cette personnalité hors du commun, intellectuel vigilant qui n’a eu de cesse d’utiliser ses capacités de chercheur pour passer à l’action chaque fois qu’il l’a jugé moralement nécessaire.

Tout d’abord, le compagnonnage, dès le printemps 1897, à moins de vingt ans, avec Charles Péguy, de près de cinq ans son aîné.

Péguy est élève de khâgne à Lakanal lorsqu’Isaac se trouve en seconde du même établissement. Jules Isaac se souvient d’un jeune homme râblé, repéré dans la cour en tant que capitaine de l’équipe de football ou de rugby, du lycée. Ils feront véritablement connaissance plusieurs années plus tard, en pleine affaire Dreyfus. Jules Isaac participera à la fondation des Cahiers de la Quinzaine, dont le cinquantenaire donnera lieu à une commémoration en Sorbonne où le témoignage de Jules Isaac, l’un des plus émouvants, fera l’objet d’abondantes citations dans la presse. En voici un extrait, exemple des préoccupations de Jules Isaac au milieu du XXème siècle, en pleine guerre froide :

« …la question capitale de notre temps, question brûlante s’il en fut : savoir quels sont les droits et les devoirs respectifs de l’individu et du groupe, de la collectivité ; savoir jusqu’où peut aller et doit aller la discipline nécessaire du groupe, la nécessaire raison d’Etat, pour ne pas violer ce qu’il y a de plus sacré dans l’individu-homme, sa conscience ; savoir s’il faut tenir pour acquis, à titre définitif, le long et douloureux effort par lequel l’homme des temps modernes a su conquérir le droit à la libre quête de lavéritéou au contraire, s’il faut tenir cet effort pour nul et non avenu, le rayer de l’Histoire, et délibérément rebrousser chemin… »

En 1959, sera publié le premier tome d’Expériences de ma vie, consacré à Péguy, dont le nom constitue le sous-titre de l’ouvrage et dont voici la dédicace : « Péguy, à qui j’ai tant donné de moi-même, de ma vie, de qui j’ai tant reçu, Péguy, plus vivant que mort ce livre t’est dédié, témoignage d’une fidélité digne de toi, droite, non servile, en droite ligne, portant, retenant en elle, au plus profond d’elle, ce brûlantamour de la vérité dont par toi ma jeune âme fut enflammée, d’une flamme qui ne s’éteindra qu’avec moi. »

Le maître mot est là, pour la deuxième fois en ces deux citations : vérité. Toute sa vie, sans jamais déroger, la vérité sera pour jules Isaac la valeur suprême, hors de laquelle rien ne vaut d’être vécu.

C’est donc la recherche de la vérité, sa défense incessante, qui le mobilisent et tissent l’unité de sa vie, malgré la segmentation qui en fut la caractéristique, malgré la fracture de la Shoah.

L’unité de cette vie, Jules Isaac a tenté d’en faire part, au sein des écrits autobiographiques qu’il a envisagés sous le titre général d’Expériences de ma vie , dont vient d’être cité le premier tome, seul publié, et devenu si précieux pour la compréhension de l’époque. Sans illusion sur la possible réalisation de son projet, il en a néanmoins annoncé le découpage :

Tome I : enfance et adolescence, études supérieures (jusqu’à l’agrégation obtenue en 1902), mariage. Titre : Péguy. Tome II : 1902-1919 : De la paix à la guerre (La courte paix. Vers la guerre. Dans la guerre) Tome III : 1919-1939 : L’entre-deux-guerres : combats pour la paix par la vérité Tome IV : 1939- 19 . . : Au fond de l’abîme. Derniers combats.

[Les archives Jules Isaac comportent quelques manuscrits préparatoires au tome IV. Il a semblé essentiel à Jules Isaac de jeter sur le papier tout ce dont il a pu se souvenir du déroulement de la catastrophe familiale, et comment il l'a surmontée pour lutter à nouveau, pour la vérité, pour la justice, comme il l’a toujours fait].

Dans un texte non daté, intitulé par lui : « Premiers jalons », il a noté ceci : « Toujours combattant, toujours militant, principalement pour la cause de la liberté, de la justice sociale, de lapaix, mais aussi et surtout pour la cause de l’honnêteté intellectuelle libre recherche de la vérité ».

A la fin de la première guerre mondiale, il était devenu « un autre homme », luttant contre le «  bourrage de crâne ».Il écrit alors un texte extraordinaire : « Nous, les revenants », en 1919, publié dans la Revue de Paris le 15 avril avec un retentissement tout aussi extraordinaire. Il s’est engagé dès l’été 1914 ; son âge (bientôt 37 ans) l’a placé dans la Territoriale, ce qui ne lui a pas épargné une grave blessure à Verdun en juin 17. Après la guerre, il rédige un ouvrage critique sur août 14 : Joffre et Lanrezac  qui sera publié en 1922 ; un autre texte, en 1923 : Paradoxe sur la science homicide et autres hérésies, impulsé par l’utilisation des gaz, mais qui ne sera publié qu’en 1936. Il se documente sans cesse, utilisant prioritairement les sources diplomatiques, afin de déterminer quelles ont été les origines de la guerre. Ce sera 1914, le problème des origines de la guerre. Un débat historique. Ouvrage qui, publié en 1933, ne laisse aucun historien indifférent et suscite de nombreuses réactions sur le plan politique. Ces deux livres seront du reste mis au pilon par les autorités d’occupation en 41/42.

L’Association amicale des anciens combattants de l’Université, dont il fait partie, de même que la Société d’Histoire de la Guerre, le déçoivent. Il souhaite que l’enseignement de 14/18, en Allemagne comme en France, fasse l’objet d’une analyse concertée, mais les rencontres d’enseignants des deux pays, qu’il a initiées, seront rendues impossibles puis interdites à partirde 1935, suite à l’accession d’Hitler au pouvoir, en 1933. Or l’enseignement de l’histoire est essentielpour lui. N’a-t-il pas entièrement refondu, de 1923 à 1930, suite au changement de programmes, les manuels d’Albert Malet (mort au front en 1915), pour les éditions Hachette ?

Les années 30 sont fécondes en réflexions, en prises de position, en groupements. Jules Isaac adhère au Comité de vigilance des intellectuels antifascistesqui comprend une « commission de la paix » qui se réunit chez lui. Ironie de l’histoire : Philippe Pétain désire le rencontrer – vraisemblablement pour lui confier sa biographie – et le reçoit aux Invalides. L’entretien dure environ deux heures, s’avère très décevant, et Jules Isaac n’y donnera pas suite.

1936 : Jules Isaac se voit confier par Jean Zay l’Inspection générale, donc les responsabilités et l’autorité qui l’accompagnent. S’y ajoute la présidence du jury d’agrégation, ainsi que la mise en route d’un nouveau cours d’histoire, nécessitée par la nouvelle réforme des programmes. Plus question de la retraite anticipée à laquelle Jules Isaac avait songé pour favoriser son travail d’historien !

1937 : il participe, avec la philosophe Simone Weil, aux Nouveaux Cahiers(revue économique et politique - 1937/1940 – soucieuse de maintenir des liens économiques avec l’Allemagne et défendant l’idée d’une gestion « technicienne » de l’économie).

Nous le constatons à chaque période de la vie de Jules Isaac : se trouvent au rendez-vous, toujours, la vigilance, et le double point de vue.

Mais au printemps 1940, l’abîme s’ouvre…De Saint-Palais, près de Royan, position officielle de repli où l’invasion l’avait surpris, il rejoint son ministère à Vichy où il continuera jusqu’à la fin de l’année (en fait du trimestre scolaire) – délai prévu par le décret d’octobre sur le statut des Juifs – d’exercer ses fonctions, avant de parvenir à Aix-en-Provence, en zone libre. Accompagné de sa femme Laure, de son fils Jean-Claude, dernier de la fratrie, il s’installera à la Pergola où il retrouve sa liberté de travail, qu’il met à profit pour écrire, sous le pseudonyme de Junius, une défense des libertés démocratiques. Voici ce qu’il en dit, presque vingt années plus tard :

« Face au régime hypocrite issu de la défaite, à ses desseins inavoués, mon premier mouvement fut d’affirmer, de crier mon amour fervent des libertés démocratiques : à plus de deux mille ans de distance, il y avait analogie saisissante entre l’Athènes vaincue de 404 avant Jésus-Christ, et la France de 1940 ; sans forcer les textes, suivis pas à pas, sans manquer au plus strict respect de la vérité historique, mais prenant ouvertement parti dans le débat – entre oligarchie et démocratie – j’écrivis Les Oligarques, essai d’histoire partiale, hymne à la divine liberté perdue ».

L’ouvrage, terminé en 1942, ne sera publié qu’en 1945, par les Editions de Minuit (sous la houlette de Jean Bruller, alias Vercors), puis à nouveau en 1946.

Cependant, l’occupation totale du territoire français nécessite une nouvelle fuite : en Haute-Loire (Le Chambon-sur-Lignon et ses environs), en Ardèche (Saint-Agrève), où le travail reste un soutien essentiel, mais un travail réorienté « dans une toute nouvelle direction ».

Toujours dans Survol…Jules Isaac s’en explique : « Ne fut-ce que par la persécution subie et sans cesse aggravée, la question juive s’imposait à mon esprit, la solidarité juive à mon cœur et à ma conscience.De cet Israël haÏ, calomnié, méprisé, j’en étais ; face aux persécuteurs j’acceptaipleinement d’en être ; il fallait donc accepter aussi un nouveau combat, passer au crible les griefs iniques dont on prétendait nous accabler. Or, en dépit des apparences (racistes), cette iniquité se fondait sur une tradition millénaire, une tradition chrétienne, pseudo-chrétienne plus exactement, car il suffisait de lire les Evangiles, de les bien lire, pour se convaincre que cette tradition vivace déformait, débordait de toutes parts la vérité scripturaire, aussi bien que la vérité historique. C’est ce que j’entrepris de mettre en pleine lumière. Dès le début de l’année 1943 je commençai d’écrire Jésus et Israël. A quelle profondeur s’enfonçaient les racines juives du message évangélique et les racines chrétiennes de l’antisémitisme, me fut une révélation de jour en jour plus frappante, bouleversante. Il m’était commandé de la transmettre, à tous les cœurs ouverts. »

L’on sait l’horreur d’octobre 1943 : sa fille, son fils cadet, son gendre, arrêtés à Vichy par la Gestapo au moyen d’une souricière piégeant en réunion de nombreux membres du réseau SuperNap (chargé de noyauter l’administration de l’Etat français, dont le gendre des Isaac, Robert Boudeville, est le n°2), puis sa femme, arrêtée suite à des imprudences téléphoniques à Riom, où le couple, sous une fausse identité (M. et Mme Imbert), logeait au Grand Hôtel. Un hasard trivial épargne Jules Isaac (il se trouvait chez le coiffeur). Et c’est la prise en charge par la Résistance d’un être brisé, suicidaire, son entrée en clandestinité, l’errance, un premier séjour à Royat, chez Jeanne Léon, puis un second, dans le Berry, dans la famille de Germaine Bocquet où le réfugié devient « l’oncle Jules ». Toutes deux ont témoigné du courage de Jules Isaac, alias Jean Breton, natif de Valenciennes (ville que Jules Isaac a connue et habitée enfant). Lui a été transmise une lettre de Drancy, où Laure, Juliette et Jean-Claude sont réunis, dans l’attente de leur sort.

Laure écrit le mercredi 27 octobre 1943, veille du départ de leur convoi pour Auschwitz :

« […] Mon ami, garde-toi pour nous, aie confiance et finis ton œuvre que le monde attend. […] » [citation extraite de cette ultime lettre, bouleversante, versée en 2009 seulement aux archives Jules Isaac]. Suivent les lignes de Jean-Claude et Juliette, sur la même vilaine feuille que Jules Isaac conservera sur lui toute sa vie, accompagnée d’une fiche où il a noté : « une sotte modestie m’a fait effacer : « ton œuvre que le monde attend ». Le plus précieux de tous les papiers. La lettre qui m’est parvenue à Royat (chez Jeanne Léon) et m’a décidé à survivre ».

Jules Isaac est parvenu à se remettre au travail au printemps 44, grâce « au suprême message, me dictant mon devoir, ma mission ». Il dispose de la bibliothèque du Sacré-Cœur d’Issoudun, par l’entremise du père Klein avec qui les discussions sont riches, comme elles le sont aussi avec un autre clandestin comme lui, juif comme lui, Paul Stern, marxiste, et qui, repéré par la gendarmerie, prendra le maquis et sera massacré fin août avec ses camarades par des éléments de la division SS Das Reich en débandade.

La Libération acquise, rien ne s’oppose au départ de Jules Isaac pour Paris où il se précipite, retrouvant son fils aîné Daniel, et piétinant devant l’hôtel Lutétia dans l’attente du retour des siens. Seul Jean-Claude, évadé des marches de la mort, reviendra, en avril 45.

De retour à Aix, il poursuit la rédaction de Jésus et Israël et apprend, avec la capitulation de l’Allemagne, « la vérité sur Auschwitz, la monstrueuse vérité ». Jules Isaac travaille à son ouvrage depuis plus de deux années désormais. Si sa connaissance du grec lui permet d’accéder aux textes originels, en particulier les Evangiles, sa méconnaissance de l’hébreu l’incite à des contacts avec des rabbins qui seront fructueux et durables. Dès ses premières recherches : Quelques constatations basées sur la lecture des Evangiles,qu’il avait soumises au pasteur André Trocmé (par l’intermédiaire de son fils Daniel, qui fut enseignant à l’Ecole nouvelle cévenole, devenue par la suite Collège cévenol), il en avait reçu les encouragements. Côté catholique, Maurice Blondel, aixois d’adoption comme lui, et professeur de philosophie à la Faculté d’Aix, était alors resté silencieux quoique bienveillant. Jules Isaac est historien, et non théologien. Il sait que là, le bât blessera, et revendique d’autant plus vigoureusement un travail historique méthodique. L’année 46 est celle des vérifications multiples, alors même que sa santé, très préoccupante, nécessite des décisions chirurgicales.

Or 1946 est également l’année de publication de l’ouvrage de Daniel-Rops :Jésus en son temps.Sa lecture, en février, bouleverse Jules Isaac. Un passage l’a particulièrement horrifié. Le voici :

« Que son sang retombe sur nous et sur nos enfants ! Ce dernier voeu du peuple qu’il avait élu, Dieu, dans sa justice, l’a exaucé. Au long des siècles, sur toutes les terres où s’est dispersée la race juive, le sang retombe et, éternellement, le cri de meurtre poussé au prétoire de Pilate couvre un cri de détresse mille fois répété. Il n’appartenait pas à Israël sans doute de ne pas tuer son Dieu après l’avoir méconnu et, comme le sang appelle mystérieusement le sang, il n’appartient peut-être pas davantage à la charité chrétienne de faire que l’horreur du pogrom ne compense, dans l’équilibre secret des volontés divines, l’insoutenable horreur de la crucifixion. »

Jules Isaac réagit immédiatement par une lettre indignée – qu’il n’envoie pas – et dont il reprend la rédaction définitive le dimanche de Pâques (21 avril 1946). Cette lettre sera reçue de son destinataire qui n’y répondra pas. [Notons que, néanmoins, les éditions suivantes de l’ouvrage verront le passage en question supprimé]. Isaac cherche un éditeur pour sa Lettre à Daniel-Rops. La revue Esprit (Emmanuel Mounier) est approchée. Sans suite. Le soutien de Vercors ouvre à Jules Isaac la revue Europe (Jean Cassou) qui la publie dans le n°7 du 1erjuillet 1946 sous le titre : Comment on écrit l’Histoire (Sainte).Grand est le retentissement de l’article dont une traduction pour les Etats-Unis est envisagée. En France, un article de Jean-Jacques Bovet : l’Etoile, dans le n° d’octobre/décembre 1946 du Christianisme social que dirige Jacques Martin, se fait l’écho de l’indignation et de la douleur de Jules Isaac.

L’affaire Daniel-Rops rend d’autant plus nécessaire, et urgente, la publication de Jésus et Israël.

Nous l’avons indiqué plus haut, la documentation est à enrichir sans cesse, la littérature exégétique est si abondante qu’elle « effraie » Jules Isaac. Or, l’objectif visé est avant tout : agir sur la conscience humaine. « Je voudrais trouver tant d’alliances, tant d’audience, sur la voie difficile où je suis engagé pour le combat que j’entreprends » écrit-il à Marie-Françoise Payré, son médecin, le 17 juin 1946. [et qui deviendra ultérieurement la secrétaire de la section aixoise de l’AJC].

La fin de l’année 1946 sera consacrée à la consolidation des fondements, à l’unification de la construction, et bien sûr aux ultimes vérifications. Jules Isaac a vu son éditeur (Albin Michel) en septembre et lui a présenté son manuscrit, qu’il remanie à nouveau en novembre. Fin février 1947, il le dépose auprès de l’éditeur, et reste à Paris pour y subir l’inévitable intervention chirurgicale trop longtemps repoussée.

Durant sa convalescence, et malgré des difficultés éditoriales principalement dues à la pénurie de papier qui retarde la publication, Jules Isaac multiplie les entretiens. En effet, sa notoriété s’est encore accrue de sa rupture, médiatisée, avec Daniel-Rops. Il est fortement sollicité pour poursuivre son combat au-delà de la publication de son livre, très attendu. Jacques Madaule, homme de lettres catholique, partage ses vues : il n’y a pas « de vie religieuse possible sans un permanent effort de rénovation et de purification ». Il l’introduira à l’Union Catholique Universitaireque dirige le père Brillet, supérieur général de l’Oratoire. Côté protestant, un entretien avec Jacques Martin évoque le projet d’un recueil contre l’antisémitisme chrétien qui réunirait Jean-Jacques Bovet, Nicolas Berdiaeff, Jules Isaac, peut-être Edmond Fleg, Emmanuel Mounier (mais Jules Isaac préfèrerait Jacques Madaule ou le père de Lubac). Est également évoqué le projet cher à Jules Isaac d’ungroupementdont les visées ne seraient pas uniquement de lutter contre l’antisémitismemais de créer des amitiés spirituelles, sansdiscriminations confessionnelles.Une lettre, reçue de Samy Lattès, secrétaire du Centre d’Information Israélite, et ancien membre de l’Ecole française de Rome, demande à Jules Isaac de faire partie d’un comité d’études, avec Edmond Fleg et quelques personnalités catholiques, destiné à établir un projet de réforme de l’enseignement religieux catholique, laquelle réforme dépend en France de l’épiscopat (et non du Vatican). L’abbé Vieillard, secrétaire, est très favorable au projet. Le moment est propice.

« …je rencontre sur mon chemin beaucoup d’appuis et de compréhension, aussi bien du côté catholique que du côté protestant » écrit-il le 10 mars 47 à M.-F.Payré [ajoutant le lendemain : « …il faut reconnaître que du côté protestant ceux qui s’engagent s’engagent sans réserves aucunes. Et c’est un engagement que je veux obtenir… »].

Le 11 mars, une lettre du Dr Visseur, secrétaire à Genève du Conseil International de Chrétiens et Juifs [antenne européenne de l’ICCJ :International Council of Christians and Jews, créé en 1931], lui annonce la conférence internationale qui doit se tenir l’été suivant en Suisse, la précédente s’étant tenue en 1946 à Oxford. C’est le pasteur Bovet qui a « vivement recommandé » à Visseur de se mettre en rapport avec Jules Isaac. Voici un extrait de ce fort long courrier : « Pendant les deux premières journées de la Conférence nous prévoyons une discussion générale sur la situation actuelle des Juifs par rapport aux conditions sociales, économiques, culturelles et politiques des Etats en cause. Cette discussion devra être basée sur une documentation aussi complète que possible. […] Les jours suivants seront consacrés à la partie la plus importante, c’est-à-dire l’élaboration d’un programme d’action pour combattre l’antisémitisme sous toutes ses formes dans les différents pays intéressés. » P.Visseur a besoin d’informations et s’adresse à la personne qu’il estime la mieux placée pour le faire. Un mois plus tard, c’est la participation de Jules Isaac qu’il sollicite. Lequel accepte. Espérant même pouvoir rédiger un rapport destiné aux adhérents de l’ICCJ, qu’il faut donc prévoir de traduire en anglais ! Et d’ici juin !

Les entretiens amorcés si favorablement se poursuivent ; hélas nourris de nouvelles alarmantes telles la puissance vivace du nazisme dans le monde ou bien le rapport du rabbin Salzer sur le camp des Milles (près d’Aix-en-Provence).

Le projet de groupement cher à Jules Isaac devient urgent, il est repris en main, avec convocation et débat sur le thème suivant : «  De l’obligation (sur le plan de l’honnêteté intellectuelle) d’enseigner à tous les degrés de l’enseignement religieux que le judaïsme est la base sur laquelle s’est fondé le christianisme. » Sont sollicités, côtécatholique :le père Chaillet, (qui dirigea à partir de 1941 l’Amitié chrétienne), à la place de l’abbé Vieillard, empêché du fait de ses fonctions officielles ; Henri-Irénée Marrou, professeur à la Sorbonne. Côté protestant : Jacques Martin ; André et Marthe Diény (universitaires) Côté juif : Samy Lattès Se réuniront de fait le 4 mai : H.-I.Marrou, le père Danielou (en remplacement du père Chaillet), Jacques Martin, Samy Lattès, et Jules Isaac. L’accord se fait sur presque tous les points, et sont rédigées un certain nombre de propositions qui serviront de bases au document à transmettre à l’abbé Vieillard. Malgré cela, Jules Isaac écrit le 8 mai au Dr Payré : « Il faut avoir […] de grandes ambitions et peu d’illusions : ce n’est pas moi qui pourrai guérir le monde chrétien de cette lèpre de l’antisémitisme. Je ne suis pas de taille, j’ai trop conscience de mon indignité et de mes insuffisances ; il est vrai, je crois avoir l’aide de Dieu (je le dis non sans tremblement), mais le mal est si profond, si ancien, l’œuvre de tant et tant de générations qu’il faudra des générations aussi pour en guérir. » Une deuxième réunion est prévue le 14 mai, avant le retour de Jules Isaac, le 16 mai.

La conférence internationale de Seelisberg, qui se tiendra du 30 juillet au 7 août 1947, se prépare fébrilement. Jules Isaac rédige les 18 pointsdestinés à la réflexion de la 3èmecommission, chargée de la tâche des Eglises, et dont font partie, entre autres, outre Jules Isaac, le père Paul Démann et le rabbin Jacob Kaplan. Voici le début de la résolution de la Commission III, message aux Eglises : « Emue par les souffrances du peuple juif, la 3èmecommission, au cours d’une collaboration franche et cordiale entre membres juifs et chrétiens, tant catholiques que protestants, s’est mise en face du fait infiniment douloureux que certaines conceptions théologiquement inexactes et certaines présentations maladroites de l’Evangile de l’amour contribuent à faire naître l’antisémitisme, pourtant intrinsèquement contraire à l’esprit chrétien. »

Les18 pointstraitent « de l’antisémitisme chrétien et des moyens d’y remédier par un redressement de l’enseignement chrétien » et sont directement issus des 21 propositionsqui charpententJésus et Israël (qui n’est toujours pas paru).

Si Jules Isaac, après Seelisberg, est déçu du manque de courage des Eglises par rapport à un nécessaire « mea culpa », et s’interroge sur le devenir de ses 18 points, il n’en reste pas moins qu’il y a fait une rencontre extrêmement féconde en la personne du père Paul Démann, de Notre-Dame de Sion, très engagé au sein desCahiers sioniens (1947/1955), organe d’information essentiel aux milieux ecclésiastiques sur les questions des relations avec le judaïsme, et qu’il dirige. Les 18 points inspireront le texte connu depuis sous l’appellation « Les dix points de Seelisberg » qui jouent le rôle d’une charte pour tous ceux qui ressentent la nécessité d’agir par l’intermédiaire d’un groupement, lequel reste à créer en France. Dans un article intitulé : Un initiateur, Jules Isaac, et publié dans Ecclesiaen février 1971 (n°263), Pierre Pierrard écrit : « Les quatre premiers points sont un rappel de vérités essentielles et obscurcies : l’adoration d’un même Dieu se révélant dans l’Ancien comme dans le Nouveau Testament ; l’appartenance de Jésus et de Marie à la race de David et au peuple d’Israël ; l’appartenance des apôtres, des premiers disciples et des premiers martyrs à la race juive ; la rigoureuse obligation – commune à l’Ancien et au Nouveau Testament – de l’amour de Dieu et du prochain. » Plus loin dans l’article, il cite Henri-I. Marrou, lequel rappela dans le 1ern° de l’Amitié Judéo-Chrétienne, paru en septembre 1948,  que l’AJC se propose de « grouper tous ceux et toutes celles qui, appartenant ou non à une confession déterminée, veulent travailler à l’établissement de la fraternité et de la paix spirituelles. Elle considère comme sa tâche essentielle de faire en sorte qu’aux malentendus séculaires, aux traditions d’hostilité entre juifs et chrétiens, se substituent le respect, l’amitié, et la compréhension mutuels. Elle veut, en particulier, par une coopération active et cordiale, travailler à réparer les iniquités dont Israël, depuis tant de siècles, a été victime, et à en éviter le retour. »

Cinquante ans plus tard, en 1997, des témoignages furent recueillis par Sens,l’organe de l’AJC, auprès des participants. Marie-Madeleine Davy (historienne, philosophe, théologienne, 1903/1998) faisait partie de la délégation française. Ecoutons-la : « A cette époque d’après-guerre, l’Europe entière portait encore les blessures béantes d’une civilisation meurtrie par un comportement barbare généralisé. Venus de pays différents, les participants créérent un climat international. Universalité susceptible de tenter d’amorcer une société nouvelle, consciente de ses erreurs passées et de ses actuels devoirs. Il me semblait que les millions de Juifs massacrés étaient présents parmi les vivants. Nous nous mélangions les uns et les autres. D’où l’atmosphère bouleversante de Seelisberg. L’ambiance était remarquablement fraternelle, et chacun s’exprimait librement.»

A l’automne 47, dans un article rédigé pour le n°double d’octobre/novembre duChristianisme social qu’il intitule :A propos d’un débat sur la Passion, reprise de l’affaire Daniel-Rops,Jules Isaac rend justice au protestantisme français : « tout débat biblique fait vibrer son cœur religieux. C’est du côté protestant que me vint le premier écho de ce qui était bien autre chose qu’un simple article de revue : un cri, jailli du tréfonds de l’être. […] grâces vous soient rendues, cher Jean-Jacques Bovet, car en vous il m’a été donné de connaître le bon Samaritain. » [ référence à l’article de J.-J.Bovet : L’Etoile]. La question théologique qui taraude Jules Isaac est longuement évoquée…Du côté catholique, Jules Isaac cite Maurice Blondel : « la seule vérité foncière : le sacrifice expiatoire de tous les péchés du monde, indépendamment des différences de races, de temps, de civilisations. » L’article se clôt sur l’appel « à tous ceux qui ont soif de justiceet de vérité, à tous ceux qui souhaitent passionnément que vienne enfin le jour où l’Amour aura vaincu la Haine. »

Jésus et Israëln’est toujours pas paru, et il convient, de plus en plus urgemment, de donner une réalité concrète aux espoirs nourris par Seelisberg. Aussi les contacts se multiplient-ils à nouveau. Avec le père Danielou, avec Samy Lattès, avec l’écrivain et poète Henri Hertz…Une section française de Chrétiens et Juifs est souhaitée, « que l’on appellera, je pense, écrit Jules Isaac le 30 octobre 1947, l’Amitié Judéo-Chrétienne. »

Une première réunion se tient à Aix, à la Pergola, à l’occasion du passage du Dr Visseur, le 6 février 1948 ; une seconde, à Paris, le 9 avril, chez Edmond Fleg, a pour objet l’examen des statuts, la forme juridique à prévoir ; une troisième, le 6 mai, adopte les statuts de l’Amitié Judéo-Chrétienne, qui seront déposés le 7 mai. L’association existe désormais (l’enregistrement se fera le 13 août 1948). Le président en est Henri-Irénée Marrou, le vice-président Jacques Martin, le secrétaire Samy Lattès (secrétaire-adjoint Fadiey Lovsky), le trésorier Henri Bédarida. Le service de documentation incombera à Maurice Vanikoff. Parmi les membres du bureau, citons, outre Jules Isaac, le R.P. Daniélou, le grand-rabbin Jacob Kaplan, Jacques Madaule…

A Aix, la première réunion « officielle » de la section, en juillet 1948, réunit le Drs Payré et Casse, les pasteurs Bruston et Donadille, l’universitaire Jean-Rémy Palanque, etc…

Mais qu’en est-il de Jésus et Israëldont la parution a été retardée de plus d’un an suite à l’indisponibilité du papier, déjà soulignée ? Souvenons-nous qu’après la remise de son manuscrit en février 1947, Jules Isaac a été requis par la conférence internationale de Seelisberg et par les travaux préparatoires à la création d’un groupement, future Amitié Judéo-Chrétienne. Le livre est enfin paru, en avril 1948. Le 13 avril, à 11h du matin, Jules Isaac tient entre ses mains son exemplaire. « J’en suis un peu démoli » écrit-il le 14 avril. Un article paraît dans le Christianisme social,comme le lui avait promis Jacques Martin, et Jules Isaac écrit au Dr Payré : « j’ai tout de même conscience d’avoir accompli la tâche que je m’étais fixée. Les résultats peuvent ne pas être immédiats : ils viendront tôt ou tard et d’autres combattants, j’espère, me relaieront.[…] Ce qui est dit est dit, et ne pourra s’effacer. »

La résonance de l’ouvrage sera immense, les traductions multiples, les rééditions nombreuses. Sa dédicace : A ma femme, à ma fille Martyres Tuées par les Allemands Simplement parce qu’elles s’appelaient Isaac sera modifiée pour l’édition de 1959 chez Fasquelle, les termes « les Allemands » étant remplacés par « les nazis d’Hitler ».

Pour Jules Isaac, ce livre est plus qu’un livre, mais un combat sur le plan de l’histoire religieuse, pour la paix par la vérité, répètera-t-il inlassablement. Jésus et Israëlconstitue le socle, nous l’avons exprimé en tête de cette conférence, sur lequel l’Amitié Judéo-Chrétienne s’édifiera, essaimant ses sections de ville en ville, chacune ayant sa propre personnalité, chacune vivant sa propre histoire.

Quant à Jules Isaac, d’autres chantiers l’attendent, au sein desquels il sera plus que jamais :

PRO VERITATE PUGNATOR

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Dominique Mazel, Conservatrice en chef honoraire à la bibliothèque Méjanes d’Aix-en-Provence Responsable scientifique des archives Jules Isaac







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